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Des VIGNES GIRONDINES aux LETTRES PERSANES
lundi 12 décembre 2005, par Lucette LAPORTE
Compte-rendu de la conférence de Marie-Béatrice RICAUD - 19 Mai 2005

Dans le cadre du 25e anniversaire de la mort de Montesquieu et d’une visite à La Brède envisagée par l’AMOPA Dordogne le 12 juin 2005, au château du grand philosophe, nous avons eu le privilège d’accueillir une de nos collègues, professeur émérite, qui enseigna dans les classes Préparatoires à Périgueux, Marie-Béatrice RICAUD. Elle avait choisi un sujet précis, rappelé en titre, en axant son propos sur l’enracinement girondin de Montesquieu qui conduira, en partie, à la genèse des Lettres Persanes.

Dans un magistral exposé, plein de simplicité et de finesse, la conférencière rappelle d’abord les origines berrichonnes de la famille Secondat, sa lente descente vers le sud, dans l’Agenais d’abord, au pays du chasselas, puis dans le Bordelais au service de la magistrature, enfin l’enracinement profond au cœur de ce beau vignoble des Graves, célèbre déjà au 18e siècle puisqu’en concurrence avec les prestigieux domaines de Haut-Brion et Carbonnieux, notamment.

Une succession de riches mariages permettra l’indépendance financière et intellectuelle des Montesquieu vis-à-vis du pouvoir, l’accession à la baronnie puis au marquisat pour cette famille de hauts magistrats et lui donnera un très grand lustre dans sa province. Mais ce qui la caractérise le plus, c’est son esprit de tolérance (certains épouseront des huguenotes, dont notre écrivain), son amour du prochain (le jeune héritier sera tenu sur les fonts baptismaux par un mendiant, qui lui donnera son prénom - Charles), son amour des livres et de la culture.

Culture des vignes, « esprit de vin » selon la formule du professeur Barrière, esprit tout court : nous touchons là au cœur de la personnalité de Montesquieu.

Pourquoi des Lettres ? Pourquoi Persanes ? Lettres d’abord ; c’est l’œuvre d’un homme encore très jeune (28 ans) qui écrit déjà beaucoup : à sa femme quand il voyage - et il voyage beaucoup - à ses nombreux amis et amies (car sa vie sentimentale est assez agitée), à ses acheteurs et clients anglais, à ses métayers... Pourquoi Persanes ? Il faut dire que l’orientalisme est à la mode au 18e siècle ; derrière l’Orient, on perçoit l’imagerie érotique des harems, les intrigues des sérails, cela subjugue. Enfin, et surtout, la distance géographique servira d’alibi pour traiter sans danger de philosophie, religion ou politique. Montesquieu écrit aussi dans le contexte historique de la Régence, « un moment délicieux entre l’ordre et le désordre » dira Paul Valéry, mais aussi moment qui fait le bilan d’une royauté décadente où les erreurs se sont accumulées (persécutions, exils, fanatisme, inégalités...) et ont engendré beaucoup de misères en France et un mécontentement grandissant. Les Lettres paraissent en 1721, en Hollande, sous anonymat (« Je m’avance masqué » dit l’auteur), ont un succès énorme, immédiat et vont le faire connaître dans toute l’Europe.

Ce qui caractérise cette œuvre, c’est l’habileté du roman épistolaire où la multiplicité des narrateurs induit la multiplicité des regards, où la trame romanesque sera poursuivie jusqu’au bout puisque l’épilogue amène une fin sanglante, digne d’une tragédie de Racine (avec les intrigues du sérail, le retour d’Usbek, les turpitudes de Roxane, ses aveux et sa mort !)

La satire, elle, est vigoureuse : sous couvert de despotisme oriental, c’est l’autocratie du pouvoir royal, les politiques financières, les dérèglements d’un pouvoir usé qui sont condamnés. La satire religieuse est aussi très vive avec l’évocation du pape ; la critique des grands est aiguisée, elle qui dénonce la morgue des courtisans, leur parasitisme, c’est-à-dire leur inutilité.

Montesquieu épingle également le snobisme des Parisiens ; la formule : « Comment peut-on être Persan ? » n’est, en fait, que la transposition de ce qu’il entend à Paris : « Comment peut-on être Gascon ? » Notre écrivain sait qu’on le raille, qu’on se moque de son accent très prononcé et auquel il ne renoncera jamais. Il n’épargne ni l’Académie française (« le Tribunal ») ni les écrivains peu inspirés (« la fureur des Français, c’est d’avoir de l’esprit et la fureur de ces gens d’esprit, c’est de vouloir écrire ! ») Il n’épargne pas non plus la presse, incitation à la paresse qui « se sent flattée en lisant les journaux car on peut lire 40 volumes en un quart d’heure ». Quelle modernité dans ces propos !...

Lui, veut rester un homme de terroir, de bon sens au milieu d’une société qui a perdu - déjà - ses repères, tout cela exprimé dans un style original et « chatoyant » : la structure de l’œuvre est compliquée, dans le style Régence, voire rococo. La facture épistolaire est en ligne brisée, avec des effets d’enchâssements, de mise en abyme. L’ironie éclate avec des effets de surprise, des énigmes qui soutiennent l’intérêt. Par des phrases brèves, l’auteur joue avec l’esthétique du discontinu, avec l’asyndète, des phrases en escaliers, une structure anaphorique et des reprises, le rythme s’adapte à la pensée, constamment varié et vivant.

Ces Lettres Persanes se fondent aussi sur un système d’illusions : ce n’est plus Montesquieu qui écrit mais Usbek qui est toujours en décalage. Dans cette société se joue une vaste comédie humaine, où sous couvert d’un aimable déguisement, se reflètent des tares décrites avec un souci constant d’esthétique. C’est le chef-d’œuvre de jeunesse d’un auteur qui arrive déjà à une grande maturité intellectuelle et stylistique, où sa perspicacité gasconne trouve à s’exprimer magnifiquement grâce à l’alibi persan.

Nous remercions Marie-Béatrice RICAUD pour cette conférence si brillante qui nous a permis de rafraîchir et de renouveler notre approche de Montesquieu. Elle fut le prélude bienvenu à notre sortie du 12 juin sur les terres « à vignes » de ce gentilhomme du Sud-Ouest qui, par l’universalité de sa pensée, est arrivé à une notoriété nationale et même internationale (n’oublions pas que la Constitution américaine s’inspira largement de l’Esprit des Lois .)

Des Lettres à l’Esprit, il n’y aura qu’un pas à franchir. Ce sera pour une autre fois, nous l’espérons ! L. LAPORTE

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